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Circuit magazine Publié le 3 décembre 2025

L’interprétation communautaire autochtone : un pont vital vers l’équité linguistique

Bien plus qu’une simple transmission de mots, l’interprétation communautaire autochtone s’impose comme un levier essentiel pour lever les barrières linguistiques qui entravent l’accès aux services publics. Elle assure dignité, confiance et compréhension mutuelle dans des domaines cruciaux comme ceux de la santé, de la justice ou des services sociaux. Le parcours de Sharon Tardif nous révèle une profession encore trop méconnue, mais vitale pour garantir l’équité linguistique et culturelle.

Par Antoine Galipeau, traducteur agréé

Les communautés autochtones voient trop souvent leur accès aux services publics freiné par des barrières linguistiques qui deviennent rapidement des obstacles réels aux soins, aux services sociaux ou à la justice. La langue, dans ces contextes, ne représente pas seulement un outil de communication : elle devient une question de dignité, de confiance et parfois même de survie. L’interprétation communautaire constitue alors un véritable pont culturel et humain.

C’est ce que montre Sharon Tardif, agente de liaison au Centre intégré de santé et de services sociaux de la Côte-Nord, qui consacre son quotidien à accompagner les membres des communautés autochtones dans leurs démarches auprès d’institutions éloignées de leurs réalités. À travers son expérience, elle témoigne de l’importance cruciale de la profession d’interprète communautaire, encore trop peu reconnue et structurée, mais pourtant indispensable pour assurer l’équité linguistique.

Un quotidien au cœur des réalités

« Je travaille principalement comme interprète en anglais, naskapi et innu. Mon rôle consiste à faciliter la communication entre des personnes qui ne partagent pas une langue commune, en particulier dans des contextes où les enjeux sont importants, comme la santé, les services sociaux et la justice », explique-t-elle.

Son quotidien est marqué par une grande diversité de situations, toujours porteuses d’enjeux humains. « Je peux passer une matinée à interpréter dans un centre de santé pour des consultations médicales, puis me rendre l’après-midi à une rencontre entre une équipe multidisciplinaire et une famille. D’autres jours, je suis appelée à accompagner des personnes dans des démarches juridiques, par exemple au Tribunal administratif du Québec. »

Ces situations illustrent bien le caractère indispensable de l’interprétation communautaire : des soins médicaux aux démarches juridiques, elle permet à plusieurs personnes de franchir des obstacles autrement infranchissables pour elles. De plus, l’enjeu dépasse largement la simple transmission de mots. Comme le souligne Mme Tardif : « L’interprétation ne se limite pas à la langue : il s’agit aussi souvent de traduire des réalités culturelles, adapter le ton, expliquer certains concepts pour éviter les malentendus, tout en restant fidèle au message original. »

Une vocation née de l’expérience personnelle

Si Mme Tardif exerce aujourd’hui ce rôle avec conviction, c’est qu’elle en a expérimenté elle-même les enjeux. « Je suis moi-même issue d’une communauté autochtone. Très tôt, j’ai réalisé à quel point la langue peut être une barrière lorsqu’on cherche à se faire soigner, à défendre ses droits ou simplement à être compris », confie-t-elle.

Son passage en famille d’accueil francophone à Québec a d’ailleurs renforcé cette prise de conscience. « J’ai dû apprendre le français pour pouvoir me faire comprendre, défendre mes droits et exprimer mes besoins. » Son expérience d’interprète est ainsi intimement liée à son histoire : ce qu’elle vit aujourd’hui dans sa pratique découle directement de ce qu’elle a traversé.

Les obstacles structurels

L’expérience de Mme Tardif illustre des enjeux plus larges. Les obstacles auxquels se heurtent les Autochtones dans leur accès aux services publics demeurent persistants et variés. Elle les résume ainsi : « le manque de professionnels parlant les langues autochtones », combiné à une « interprétation inadéquate ou inexistante ».

Les conséquences sont lourdes : « la perte de confiance dans le système » chez les Autochtones et la perpétuation d’une « méconnaissance des réalités culturelles » au sein des institutions. Ces propos mettent en lumière une tension systémique : l’État se veut garant de l’accès universel aux services, mais cet accès reste conditionnel tant que les barrières linguistiques ne sont pas levées.

L’interprète communautaire devient ainsi le chaînon qui permet de rendre effectifs des droits pourtant proclamés depuis longtemps.

Entre neutralité et engagement

Dans sa pratique, Mme Tardif décrit un équilibre délicat, parfois inconfortable : « Être interprète dans ce contexte, c’est marcher sur une ligne fine entre neutralité, compassion, loyauté culturelle et rigueur professionnelle. C’est un rôle à la fois linguistique, culturel et profondément humain. »

Les défis se complexifient lorsqu’il faut naviguer entre une langue autochtone et le français ou l’anglais. L’interprète doit alors, selon ses mots, « bâtir des ponts entre deux systèmes de pensées », « protéger la dignité des personnes vulnérables » et « traduire des concepts invisibles, tout en portant un lourd fardeau émotionnel ».

Ces paroles révèlent la charge affective et symbolique de la profession. Traduire dans ces conditions, ce n’est pas seulement donner accès à l’information : c’est aussi accompagner des personnes vulnérables dans des moments décisifs, tout en portant sur soi la responsabilité du dialogue.

La formation, un levier essentiel

Si ce rôle est aussi difficile que déterminant, encore faut-il qu’il soit soutenu par une formation adaptée. Or, Mme Tardif constate un manque criant : « La plupart des interprètes autochtones ne reçoivent pas encore, à mon avis, une formation réellement adaptée à leur réalité complexe et unique. »

Elle note toutefois des avancées. Certaines institutions, comme le Centre intégré de santé et de services sociaux de la Côte-Nord, ont instauré une formation obligatoire en sécurisation culturelle pour leur personnel et leurs médecins. Des démarches sont également en cours pour mieux adapter les programmes aux réalités régionales des Innus et des Naskapis. Enfin, une initiative structurante mérite d’être soulignée : « L’Institut Tshakapesh et le Cégep de Sept-Îles ont mis en place une attestation d’études collégiales (AEC) de traducteur ou traductrice et interprète en langue innue, qui vient soutenir le développement des compétences dans ce domaine. »

Ces initiatives témoignent d’un besoin criant, mais elles demeurent partielles. La profession a besoin d’une reconnaissance institutionnelle plus importante, afin que la qualité et l’uniformité des services reposent sur des assises solides.

Un pont à bâtir ensemble

Malgré les obstacles, Mme Tardif garde espoir : « J’imagine un avenir où les interprètes autochtones seront vus comme des acteurs essentiels du pont entre deux mondes, soutenus par une formation adaptée, un encadrement professionnel, et où leur rôle contribuera autant à la qualité des services publics qu’à la revitalisation des langues et des cultures autochtones. »

Son témoignage rappelle que l’interprétation communautaire n’est pas une tâche secondaire, mais un acte de justice sociale. En donnant une voix aux personnes vulnérables et en valorisant les langues autochtones, les interprètes contribuent à un dialogue respectueux entre nations. Ils demeurent les artisans indispensables d’un pont fragile, mais vital, entre deux mondes.

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