
Déjouer les barrières linguistiques : les interprètes communautaires pivots de la communication.
L’accès aux services publics essentiels dépend souvent de la capacité à communiquer. Dans nos sociétés plurilingues et interculturelles, les interprètes communautaires jouent un rôle crucial pour garantir cette communication. Pourtant, ils restent trop peu reconnus.

Par Yvan Leanza
Dans l’idéal, les agents de nos institutions publiques – santé, services sociaux, éducation, justice, etc. – devraient pouvoir communiquer sans entraves avec les personnes qui ont besoin de leurs services et ainsi leur offrir ces services au meilleur de leurs capacités. Toutefois, dans la réalité contemporaine où la diversité prévaut (celle qui témoigne de la variété des origines ou des langues, notamment) ils doivent parfois faire appel à un intermédiaire pour lever les obstacles à l’accès aux services et pour alléger ce qui peut constituer un poids important pour les institutions et leurs agents.
Un défi majeur : l’accès aux services publics en contexte interculturel
La recherche démontre depuis plusieurs décennies que le fait de ne pas maîtriser la langue des institutions est l’obstacle premier à l’obtention de services de qualité dans un environnement sécuritaire1. Dans le domaine de la santé, par exemple, on observe un nombre plus élevé que la normale d’hospitalisations inutiles, de retours fréquents aux urgences et de prescriptions inutiles ou mal comprises lorsque la communication est difficile2. De plus, dans ces circonstances, la frustration et l’impuissance prédominent tant du côté des patients que de celui des intervenants.
Pour remédier à la situation, et pour améliorer la qualité et la sécurité de la communication en général, la solution considérée comme la plus fiable est le recours à une interprète communautaire3, aussi nommée interprète en milieu social ou interprète de service public.
La confiance au cœur de la relation
Il faut cependant reconnaître que pour une psychologue, une infirmière, un avocat ou un enseignant, par exemple, inclure une tierce personne dans l’entrevue n’est pas sans effet. La présence d’une interprète modifie de façon importante la dynamique de l’entretien : tout discours est énoncé deux fois, et les tours de parole sont rythmés par l’interprétation, dont l’efficacité dépend notamment de la capacité de l’interprète à retenir l’information et à la traduire.
La formation des différents agents leur a appris que l’alliance entre usager et agent, nécessaire au bon déroulement de l’intervention, s’établit seulement entre ces deux parties dans un rapport privilégié. Lorsqu’ils sont face à une personne avec qui ils ne peuvent pas communiquer directement, ils doivent déconstruire cette notion. En effet, s’il faut avoir recours à une interprète, l’alliance doit s’établir dans une relation triangulaire. La confiance prend donc plus de temps à s’installer et passe d’abord par l’interprète4.
Prenons l’exemple d’une rencontre entre une travailleuse sociale et une mère récemment arrivée dans le cadre d’une évaluation de la situation familiale. La mère parle peu le français. L’interprète est donc là, entre elles. Dans un contexte où chaque expression ou chaque hésitation a un sens pour la travailleuse sociale, l’interprète doit de son côté traduire les émotions et les inquiétudes verbalisées par la cliente sans les amplifier ni les lisser. La relation de confiance devient un défi central. Plusieurs facteurs facilitent cette confiance, les plus importants étant les positionnements que va occuper l’interprète et la formation, autant des agents que des interprètes.
Neutralité et responsabilité de l’interprète
Lorsque l’on prête attention aux propos des agents qui travaillent avec des interprètes, un vaste paysage de positionnements possibles se dessine. Les intervenants en santé mentale interrogés dans une étude sur l’intervention interprétée décrivent 17 positionnements pour l’interprète5. Huit inspirent la confiance, par exemple la clarification ou l’empathie, les neuf autres provoquent la méfiance, comme la familiarité ou l’exclusion.
La neutralité, souvent considérée comme organisatrice de l’activité d’interprétation, est l’un des positionnements qui inspirent la confiance. Contrairement à la définition commune de neutralité, soit un état d’indifférence, d’absence de prise de position, d’invisibilité ou d’inactivité, elle est décrite comme nécessaire au bon déroulement de l’intervention. Ce positionnement permet d’être touché par ce qui se passe sans être envahi par les émotions. La neutralité de l’interprète est sa capacité à entrer dans l’univers de sens et émotionnel de la personne pour qui elle porte la voix, et à la rendre complètement, avec ses nuances, dans l’autre langue. Pour ce faire, elle doit s’imprégner des discours, les habiter, pour, paradoxalement, les rendre de façon « neutre ».
Transmettre le discours d’une langue à une autre est une responsabilité énorme, puisque ce travail peut déterminer la qualité des soins de santé reçus, le succès d’une démarche liée au statut migratoire ou l’accès à la formation. Cette responsabilité est déléguée aux interprètes par les agents et les institutions, mais elle demeure fortement encadrée, notamment par les codes de déontologie propres à la profession d’interprète communautaire. Si cet encadrement vise à protéger le public, il traduit aussi une certaine méfiance institutionnelle : on reconnaît le rôle essentiel de l’interprète, sans pour autant lui accorder une véritable place dans la structure. Trop souvent, les interprètes demeurent en marge, appelés au besoin mais rarement intégrés de façon durable aux équipes cliniques ou aux instances de gestion6.
Pourtant, lorsque cette intégration a lieu, les effets sont tangibles. À la Clinique de santé des réfugiés de Québec, par exemple, un projet expérimental a permis la présence quasi permanente d’interprètes sur une année. Les intervenants ont rapidement constaté les retombées positives : la communication s’est fluidifiée, la compréhension mutuelle s’est approfondie, et les professionnels ont mieux saisi la réalité de la population desservie — en l’occurrence, les réfugiés du Bhoutan7.
Reconnaître l’interprétation comme une activité à part entière – et non comme un mal nécessaire pour lequel on peut simplement faire appel à la technologie ou au travail précaire – en donnant aux interprètes un statut professionnel réel, permettra aux institutions d’avancer vers un accueil plus interculturel et de progresser vers plus de justice sociale.
L’impact des technologies sur l’interprétation
L’émergence des technologies soulève des questions cruciales sur l’avenir de l’interprétation communautaire. L’interprétation à distance, par exemple, améliore l’accessibilité dans certaines situations, mais peut fragiliser la qualité de la relation. Le non-verbal devient difficile à capter, les interruptions techniques, comme un accès défaillant à Internet, nuisent à la fluidité de la rencontre, et le sentiment de présence partagée s’atténue8. Quant à l’intelligence artificielle, si elle promet des traductions instantanées, elle ne peut reproduire la compréhension fine du contexte, des émotions, ni la médiation culturelle qu’offre une présence humaine engagée9.
C’est dans ce contexte que le projet Interstice – l’espace web pour les interprètes communautaires du Québec – prend tout son sens. En développement en partenariat avec l’OTTIAQ, le CIUSSS de la Capitale Nationale, le Centre Multiethnique de Québec et la Maison pour les femmes immigrantes de Québec, ce projet vise à offrir une formation certifiante et à promouvoir la pleine reconnaissance des interprètes communautaires. Il s’agit d’une réponse structurante aux défis posés à la fois par la précarité professionnelle et par les transformations technologiques.
Vers une pleine reconnaissance professionnelle
Au Québec, il n’existe toujours pas de formation de base reconnue pour les interprètes communautaires, alors que plusieurs pays du Nord global en offrent. La recherche montre pourtant que la formation protège toutes les parties en présence : elle favorise des interventions éthiques, prévient les positionnements inappropriés et renforce la confiance entre usagers et institutions.
L’immersion dans des récits de vie souvent marqués par la souffrance ou l’injustice expose aussi les interprètes à un stress important, pouvant conduire au stress vicariant ou au burnout. Pourtant, contrairement aux agents institutionnels, ils ont rarement accès aux ressources nécessaires pour leur bien-être10.
Consolider les compétences des interprètes communautaires grâce au projet Interstice et les reconnaître comme de véritables professionnelles de l’intervention, c’est non seulement leur assurer des conditions de travail justes, mais aussi renforcer la capacité de nos institutions à demeurer inclusives, équitables et réellement accessibles à toutes et tous. En somme, c’est un pas essentiel vers une démocratie plus interculturelle, où chaque voix peut être entendue et comprise.
Références
1 Bilican, S., Irfan, M., Cox, A., Salaets, H. Sabbe, M. & Shoenmakers, B. (2025). Access to mental healthcare for refugees, asylum seekers and migrants: an umbrella review of barriers. BMJ Open, 15, e096267. https://10.1136/bmjopen-2024-096267
2 Jacob, E., Chen, A., Karliner, L., Ager Gupta, N. & Mutha, S. (2006). The need for more research on language barriers in health care: a proposed research agenda. The Milbank Quarterly, 84(1), 111-133. 10.1111/j.1468-0009.2006.00440.x
3 Karliner LS, Jacobs EA, Chen AH, Mutha S. (2007). Do professional interpreters improve clinical care for patients with limited English proficiency? A systematic review of the literature. Health Service Research, 42(2), 727-754. 10.1111/j.1475-6773.2006.00629.x
4 Leanza, Y., Larchanché, S., Rostirolla, D., Marcoux, A., & René de Cotret, F. (2024). Improving trust and feeling of control in interpreters’ mediated mental health consultations. American Journal of Orthopsychiatry 94(2), 169-179. https://doi.org/10.1037/ort0000711
5 René de Cotret, F., Brisset, C. & Leanza, Y. (2021). A typology of healthcare interpreter positionings: When neutral means proactive. Interpreting, 23(1), 103-126. https://www.jbe-platform.com/content/journals/10.1075/intp.00052.cot
6 Leanza, Y. (2008). Community interpreter’s power. The hazard of a disturbing attribute. Curare, 31(2+3), 211-220.
7 Leanza, Y., Rocque, R., Brisset, C. & Gagnon, S. (2021). Training and integrating professional interpreters in a refugee health clinic: a mixed-method approach to evaluate an innovative program. Refuge – Canada’s Journal on Refugees, 37(2), 106-123. https://doi.org/10.25071/1920-7336.40691
8 René de Cotret, F., Beaudoin-Julien, A.-A. & Leanza, Y. (2020). Implementing and managing remote public service interpreting in response to COVID-19 and other challenges of globalization. Meta, 65(3), 618–642. https://doi.org/10.7202/1077406ar
9 Hudelson, P., & Chappuis, F. (2024). Using voice-to-voice machine translation to overcome language barriers in clinical communication: an exploratory study. Journal of General Internal Medicine, 39(7), 1095-1102. https://doi.org/10.1007/s11606-024-08641-w
10 Leanza, Y., Pointurier, S. & Duchesne, L. (2025). Interpreting is an emotional effort. Public service interpreters’ coping strategies in emotionally charged situations. Interpreting and Society: An Interdisciplinary Journal, 5(1), 3-26. https://doi.org/10.1177/27523810241310909
Yvan Leanza, PhD, est professeur titulaire à l’École de psychologie de l’Université Laval (Québec) et dirige le laboratoire Psychologie et Cultures. Il enseigne la psychologie et l’intervention interculturelle. Ses recherches portent sur l’intervention en contexte de diversités, dont le travail avec interprète. Il est le chercheur principal du projet Interstice.

