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Circuit Publié le 18 septembre 2025

La science en français… et dans les autres langues

Par Donald Barabé, traducteur agréé

Ce qui distingue le plus l’humanité de toute autre espèce animale est sans contredit l’élaboration du langage complexe1. Grâce à lui, les transformations que vivent les êtres humains ne sont plus principalement génétiques, mais plutôt culturelles et scientifiques et se produisent non pas sur des millénaires, mais sur de simples années2. Le langage confère à l’être humain une faculté d’adaptation unique dans le règne animal, comme en témoignent les innombrables inventions destinées à améliorer notre qualité de vie depuis l’aube de l’humanité.

Or, pour atteindre sa pleine utilité, le savoir humain doit être accessible au plus grand nombre possible. Et pour ce faire, il doit l’être dans le plus grand nombre de langues possible.

C’est là qu’entrent en jeu les traducteurs et les traductrices. Grâce à leur intervention, le savoir humain devient accessible, car ce sont eux et elles qui en permettent la diffusion la plus large possible, comme l’illustre la réponse à la question suivante :

Qu’ont en commun la démocratie, les pâtes alimentaires, la psychanalyse et la radio?

Trois caractéristiques fondamentales. La première, ce sont des inventions qui, chacune à sa manière, ont transformé l’humanité.

La deuxième, elles ont toutes une origine culturo-linguistique distincte mais accessible par la traduction potentielle des concepts qui leur sont associés; la démocratie est née en grec ancien; les pâtes, en chinois; la psychanalyse, en allemand autrichien; la radio, en italien.

La troisième, sans la traduction, nous n’en aurions jamais entendu parler et encore moins bénéficié.

Les traducteurs et les traductrices jouent un rôle crucial dans la démocratisation du savoir et dans l’évolution de l’humanité.

Aujourd’hui, les percées scientifiques et techniques surviennent à une vitesse vertigineuse. Alors qu’il était possible pour un être humain d’avoir une connaissance générale de l’ensemble du savoir au milieu du XIXe siècle, cela ne l’était déjà plus au début du XXe, quelques dizaines d’années plus tard.

Certains experts estiment que le savoir humain doublerait tous les sept ans3. Incidemment, la demande de traduction double tous les sept à dix ans. D’aucuns croient que le savoir humain double en fait tous les dix-huit mois, sans doute par analogie avec la « Loi de Moore », qui postule que la capacité des ordinateurs double tous les dix-huit à vingt-quatre mois4.

Plus qu’une simple façon de parler, la langue est aussi une façon de penser. Malheureusement, la prédominance d’une seule langue dans les publications scientifiques nous amène vers un monopole de la pensée scientifique, ce qui est aussi préoccupant et sclérosant qu’un monopole commercial, tout monopole ayant tendance à entrainer un déficit d’innovation et une baisse de la qualité.

Si on devait donner une définition simple – très simple – de la science, ce pourrait être celle-ci : faisceau de lumière braqué sur un objet pour en analyser les propriétés et caractéristiques.

Voici un exemple pour l’illustrer : dans les Andes, les Aymaras considèrent que le passé est devant et l’avenir derrière, le contraire de nous. Un Aymara qui ferait partie d’une équipe scientifique apporterait un éclairage tout à fait différent et utile.

La communauté scientifique commence à se rendre compte des bénéfices qu’on tirerait de points de vue divers en recherche et milite de plus en plus pour le multiculturalisme au sein des équipes scientifiques et pour le multilinguisme dans les publications scientifiques.

L’histoire révèle que l’humanité a connu de nombreuses lingua franca au fil du temps. Dans son livre intitulé The Last Lingua Franca – English Until the Return of Babel, le linguiste britannique Nicholas Ostler soutient que la traduction automatique rendra les langues du monde plus accessibles, abattra les barrières linguistiques sans abolir les langues qui les érigent et rendra inutile une lingua franca5.

Dans cette veine, l’OTTIAQ a été appelé en 2023 à commenter le rapport du Commissaire à la langue française du Québec préconisant « une approche structurée de l’usage de la traduction automatique dans le milieu scientifique6 ». Il a tenu à préciser ce qui suit :

« [L’OTTIAQ] partage entièrement l’avis que vous exprimez en introduction et selon lequel “le laissez-faire [quant à l’usage de la traduction automatique] n’est pas une option” et que “les systèmes de traduction automatique sont imparfaits et mal compris de leurs utilisateurs.”

« Il y a deux usages possibles de la traduction automatique (TA) en science comme dans tous les autres domaines :

  • pour un usage personnel;
  • pour diffusion, restreinte ou non.

« En ce qui concerne l’usage personnel, l’utilisateur de la TA engage sa seule responsabilité. Il lui appartient à lui seul de déterminer s’il est prêt à assumer les conséquences des traductions erronées produites par les systèmes de TA.

« Lorsque ces systèmes sont utilisés pour diffusion, restreinte ou non, l’enjeu est tout autre. En effet, le lecteur de la sortie machine n’est pas en mesure de savoir comment a été produite la traduction. Il n’a d’autre choix que de la prendre à sa face même et de présumer qu’elle est exacte. Aucune mise en garde, aucune alerte, aucun avertissement ne convient, tout simplement parce qu’ils disparaissent lors de la diffusion.

« La finalité de toute traduction consiste à produire sur son lecteur un effet en tous points équivalant à celui suscité sur le lecteur de l’original. L’exactitude du fond et l’adaptation de la forme au génie de la langue d’arrivée sont fondamentales.

« Donner accès à une traduction de moindre qualité infériorise le lecteur de celle-ci par rapport au lecteur de l’original et même l’inféode à ce dernier.

« L’un des principes fondamentaux des lois linguistiques en vigueur (Loi sur les langues officielles, Charte de la langue française) est l’égalité de statut des deux langues officielles et, partant, des textes produits dans les deux langues.

« Pour assurer l’égalité des droits linguistiques, il est nécessaire de mettre le lecteur de la traduction sur un pied d’égalité avec le lecteur de l’original.

« Seule une révision professionnelle peut assurer cette égalité. »

Dans la version finale de ce même rapport, le Commissaire a recommandé au gouvernement la création d’un Pôle d’expertise sur la traduction scientifique et le français en science destiné à « faciliter la mise en relation entre la communauté scientifique et la communauté professionnelle ». Il a tenu à préciser que « pour cette raison, l’expertise de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec est incontournable » (p. 42).

Enfin, l’OTTIAQ a communiqué avec la délégation québécoise auprès de l’UNESCO afin de voir s’il serait possible de travailler avec cet organisme en vue d’atteindre l’objectif suivant : faire en sorte que tous les scientifiques du monde publient leurs articles dans leur langue maternelle et que ceux-ci soient traduits dans au moins les six langues de l’ONU, à savoir l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe.

L’idée a suscité de l’intérêt et les démarches se poursuivent.

Pourquoi est-ce important? Parce que « source d’échanges, d’innovation et de créativité, la diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. »7 Il est intéressant de noter que là où il y a le plus de biodiversité se trouve aussi la plus grande diversité linguistique et culturelle.

À l’instar des autres langues, le français a indéniablement sa place en science.

Donald Barabé a été président de l’OTTIAQ de 2018 à 2023, membre du comité exécutif et vice-président du Conseil interprofessionnel du Québec de 2019 à 2023 et vice-président, Services professionnels au Bureau de la traduction de 2003 à 2012.

1 Deutscher, G., The Unfolding of Language – an evolutionary tour of mankind’s greatest invention, Metropolitan Books, (2005).

2 Barreau, Jean-Claude et Bigot, Guillaume, Toute l’histoire du monde : De la préhistoire à nos jours. Paris: Les Éditions Fayard (2005).

3 Attali, Jacques, Une brève histoire de l’avenir. Paris: Les Éditions Fayard (2006).

4 Moore, Gordon E.,  « Cramming more components onto integrated circuits. » Electronics, 38, 114-117 (1965).

5 Ostler, Nicholas, The Last Lingua Franca: English Until the Return of Babel. New York: Walker & Company (2010).

6 Commissaire à la langue française, Le français langue du savoir – Pour une approche structurée de l’usage de la traduction automatique dans le milieu scientifique, 31 octobre 2023 https://www.commissairelanguefrancaise.quebec/wp-content/uploads/2023/10/CLF_Brochure_Avis_LangueDuSavoir_WEB.pdf

7 UNESCO, Déclaration universelle sur la diversité culturelle, 2001.

 

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